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Sacha Walckhoff, designer et directeur de la création de la Maison Lacroix, est l’un des inventeurs de lignes, de motifs et d’objets les plus originaux et féconds de notre temps. Les français et étrangers viennent visiter son appartement parisien dont il a fait un manifeste esthétique. Pour Les Carnets du Luxe, le créateur revient sur sa définition de la tendance et éclaire les évolutions à l’œuvre dans le monde de la mode.
« Être tendance »… : un but pour certains, un épouvantail pour d’autres. Qu’il la suive ou qu’il la fuie, le créateur concrétise la tendance par sa vision. Mais qu’est ce qu’une tendance ? Par nature volatile, émergeant sans concertation, la tendance de mode est également paradoxale : à peine a-t-elle suscité l’envie, qu’il est déjà presque trop tard pour se l’approprier. En somme, la tendance est une forme de futur proche, ce à quoi l’on tend… Une gageure, dans un monde où tout va plus vite, où tout est partagé instantanément à la vitesse d’un signal le long d’une fibre optique.
Sans surprise, donc, les tendances sont aujourd’hui lancées par ceux qui maîtrisent le mieux les outils et codes du numérique : les jeunes, ces fameux « Millennials », si courtisés par les marques. De leur côté, les nouvelles technologies et les réseaux sociaux ont, sans aucun doute, permis d’intéresser et de toucher un public plus large que celui traditionnellement ciblé par les maisons de couture.
Toutes les informations sont désormais diffusées en continu et immédiatement sur nos divers appareils connectés. À l’accélération de l’information répond l’accélération du cycle des tendances. Auparavant, ces dernières mettaient un certain temps à toucher toutes les catégories sociales ; aujourd’hui, elles sont comme des étincelles – pour la génération, du moins, qui est née avec ces outils dans les mains.
Ceux qui, au contraire, ont connu l’âge de la lenteur, savent que l’on peut vivre – et donc créer – différemment. En s’inspirant du passé, par exemple. Ce regard sur le passé a toujours existé, que ce soit au XIXe ou au XXe siècle. Il est inhérent à la mode. La « collection du scandale », chez Yves Saint Laurent, inspirée des codes vestimentaires en vigueur lors de la libération de Paris, en 1945, en est le parfait exemple. Les amies du couturier, Loulou de la Falaise et Betty Catroux, qui chinaient, aux puces, des pièces des années 1940 et 1950, ont alors été sa principale source d’inspiration.
C’est de cette façon que les mots « vintage » et « rétro » sont apparus pour la première fois dans la couture. Ainsi, au cours des années 1970, l’iconographie des années 1920 a été remise à l’honneur et revisitée – au cinéma, notamment, avec des films cultes comme Gatsby le Magnifique ou encore Bonnie and Clyde. Autant de références qui ont été immédiatement reprises par le monde de la mode.
On a parfois besoin de regarder vers le passé, de s’approprier à nouveau ce temps et ces codes révolus, pour mieux prendre son élan et proposer, finalement, du neuf. Mais, encore une fois, cela suppose de savoir prendre le temps – le temps de lever le stylo, d’éteindre ses écrans, de s’interroger, de remettre en question, en contexte.
Toutes choses que la jeune génération, bombardée d’images et d’informations non sourcées, ne possédant de la mode qu’une culture fragmentée, a du mal à réaliser. Le risque, évidemment, est alors de tout mélanger : on perçoit l’image, mais on ne la comprend pas forcément : elle devient creuse, dépourvue de sens.
Sur les podiums, ce zapping incessant se traduit par une multitude d’inspirations, que l’on retrouve parfois dans une seule collection : une veste seventies se retrouve alors (dés)accordée à des codes vestimentaires futuristes… Quand les tendances deviennent un commerce, il y a là comme un manque de sens et de cohérence.
Il serait pourtant faux de réduire l’époque à cette fuite en avant… Il reste des créateurs qui arrivent à innover de manière véritable, à l’image de Jacquemus ou Demna Gvasalia. Tous deux cherchent ce qui n’a pas été encore fait. Ils parviennent à exprimer ce qui est, à mes yeux, le cœur de notre métier : une émotion.
C’est cette même émotion qu’à la tête de la création de la Maison Lacroix je cherche à retrouver. Si mes inspirations sont liées à l’air du temps, à l’actualité culturelle, elles sont plus souvent encore le fruit d’un heureux hasard. Tout d’un coup, mon œil est attiré par la tenue d’une personne croisée dans la rue, par un objet déniché aux puces, je suis touché par une lecture… Je travaille aussi beaucoup à partir de « moments », où je suis constamment dans un processus créatif.
Je l’ai dit, le rythme de la création est désormais frénétique. Celui des collections impose de donner du contenu au studio, de respecter les codes Lacroix tout en les renouvelant. Il faut, enfin, savoir se défaire des tendances, les prendre pour ce qu’elles sont : non une entrave à la liberté de créer ou de vivre, mais un éclairage éphémère, une vision par nature fragile, un pari sur un avenir toujours fuyant.
Cette tribune a d’abord été publiée sous forme d’entretien dans la revue Prussian Blue : http://prussianblue.fr/sacha-walckhoff-autour-tendances/.