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Shein et Temu, les deux géants de la vente en ligne de textile, sont souvent associés dans un commun rejet de la mode à bas prix et de la surconsommation qu’elle génère. La récente proposition de loi présentée à l’Assemblée nationale en mars dernier ne fait pas exception. Elle a été présentée comme une loi « anti Shein et Temu », réunis dans le concept fourre-tout de fast fashion.
Au-delà de l’opportunité d’une telle loi (avec le risque d’une guerre tarifaire avec la Chine qui pourrait nuire à nos industries à l’export), il s’agit d’une incompréhension des modèles sous-jacents de ces nouveaux entrants. Là où des députés peu au fait des réalités industrielles voient simplement de la « vente en ligne à bas prix », s’affrontent en réalité deux approches diamétralement opposées. D’un côté, Temu (34,8 milliards de dollars de chiffre d’affaires en 2023), mastodonte chinois solidement ancré sur son marché intérieur, qui a fait de la baisse des coûts de production une arme au service de prix toujours plus bas. De l’autre, Shein (32,5 milliards de dollars de chiffre d’affaires en 2023), le géant singapourien qui s’ouvre sur l’Occident (et ses standards), vend essentiellement en Europe et aux États-Unis (une cotation à New York est envisagée), et qui a développé un modèle fondé sur l’analyse de la demande pour couper les frais d’invendus et d’intermédiaires, et là aussi atteindre des prix attrayants pour le consommateur. Si les prix bas sont bien un point commun entre les deux entreprises, un fossé les sépare en réalité dû à leurs genèses respectives.
Temu, une stratégie de l’offre fondée sur la « mass production »
Initialement, Temu est une filiale du groupe Pinduoduo, qui s’est développé, dès 2015, avec un modèle d’achats groupés (pour générer du volume) qui a rapidement réuni plus de 700 millions d’utilisateurs actifs en Chine, sur la promesse du prix le plus bas possible. Temu a repris la stratégie de l’offre de sa maison-mère : des prix le plus bas possible, grâce à une production en grand volume.
Pour cela, Temu a introduit un système d’enchères inversées, mettant en concurrence les usines chinoises entre elles, et accordant une exclusivité temporaire au producteur le mieux disant. Des enchères qui se répètent chaque semaine, afin de garder une pression maximale sur les industriels du textile. À l’issue de ce processus, les produits sélectionnés sont mis en avant de manière agressive sur la plateforme et sur les réseaux sociaux, permettant aux producteurs de recevoir des milliers de commandes en quelques jours. En contrepartie, Temu exige des producteurs qu’ils assurent un stock consistant de produits pour avoir le droit de participer à la marketplace, avec le risque d’invendus concomitant. De fait, des millions de pièces sont détruites chaque année, pour faire place à de nouveaux stocks. Une politique qui suscite des critiques sur le coût environnemental du modèle, mais qui permet une offre abondante et à très bon marché.
Shein, une stratégie de production « à la demande »
À l’inverse, Shein n’est pas une marketplace, mais une marque à part entière, qui vend ses propres produits. La société a été fondée en Chine en 2008, initialement pour vendre des robes de mariée sur le marché américain. Son fondateur, Sky Xu, est avant tout un ingénieur spécialiste du digital, qui invente en 2016 un modèle innovant de chaine d’approvisionnement agile fondé sur la volonté de sortir de la logique de l’offre et des contraintes qui y sont attachées (comme le stockage). Xu souhaite un modèle orienté sur la demande (demand driven), où la production constitue une réponse aux demandes du marché.
En intégrant des outils d’analyse de la data, il parvient ainsi à développer un système dans lequel quelques centaines de pièces sont produites pour chaque référence, testées auprès des consommateurs, et ensuite produites (ou pas) selon les remontées de données. Sur la base d’une proposition de très nombreuses références sur le site (ce qui alimente les critiques contre le groupe qui inciterait à surconsommer les vêtements), et d’une production adaptée, il parvient ainsi à supprimer les stocks et le besoin de marketing, donc à maintenir lui aussi des prix extrêmement bas. La chaine d’approvisionnement, dans le cas de Shein, est également très spécifique : les usines sélectionnées, de plus petite taille, sont intégrées dans les outils informatiques du groupe, ce qui autorise un plus grand contrôle sur la qualité et le respect de la propriété intellectuelle.
Des modèles différents aux ventes record
Temu est donc une marketplace, qui vend en tant qu’intermédiaire des productions existantes stockées chez les industriels du textile qui produisent en masse à bas coût grâce au système d’enchère. De son côté, Shein est une marque qui produit de manière agile ses propres produits, selon un modèle fondé sur la demande en temps (quasiment) réel, générant des économies d’échelle répercutées dans les prix. Il s’agit au fond d’une innovation comparable à celle initiée par Zara à l’orée de l’an 2000, lorsque la marque espagnole avait abandonné la notion de « saison » (alors centrale dans le monde de la mode) pour proposer dans ses boutiques des nouveautés sur un rythme beaucoup plus rapide. Dans les trois cas, il s’agit bien entendu de vendre plus de produits à des consommateurs friands de nouveauté et soucieux de leur pouvoir d’achat. Si l’impact environnemental du secteur de la mode impose de réguler les approches les moins soutenables tout en favorisant les bonnes pratiques, le législateur doit le faire en ayant une conscience nette des différents modèles commerciaux qui, dans le cas présent, ont peu de choses en commun. Hormis les faveurs des consommateurs.