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L’installation de Shein au BHV Marais, temple historique du bon goût parisien, a la force d’un symbole : celle d’une capitulation silencieuse de la mode française face à la vitesse.
Dans le berceau de la couture, c’est désormais la logique du clic qui règne. Le nom même de la marque dit tout ! Contraction de “She is in”, promesse d’un “être dans” permanent dans la tendance, dans le flux, dans l’instant. Aujourd’hui, la mode ne s’admire plus, elle se scroll. Nous remplissons nos placards à défaut de remplir nos émotions vidées de sens.
Hiba
Zielinski
Crédit photo : Sup de Luxe
Une course à l’attention
Le philosophe Hartmut Rosa l’a montré dans sa théorie de l’accélération sociale : la modernité s’est faite promesse de vitesse. Mais plus nous gagnons du temps, plus nous en manquons. La « fast fashion », avec ses 10 000 nouveaux modèles par jour, condense cette course. Une frénésie de renouvellement qui ne laisse plus place à la contemplation.
Nous vivons dans une société où le regard s’épuise, incapable de s’attarder, de ressentir, de choisir.
La chercheuse Shoshana Zuboff, dans The Age of Surveillance Capitalism, a révélé comment le capitalisme numérique transforme notre attention en marchandise. Chaque clic, chaque image regardée, alimente un système qui anticipe nos désirs avant même qu’ils ne se forment.
Shein ne vend pas seulement des vêtements : elle vend de la distraction, un flux infini d’images rassurantes et interchangeables. C’est le règne du “rassurant jetable” ! Plus nous regardons, plus nous consommons et moins nous ressentons.
Le sociologue Jean Baudrillard l’avait pressenti : “dans la profusion, l’objet perd son aura.”
Autrefois, la rareté faisait la valeur ; aujourd’hui, c’est l’attention qui est devenue rare.
Le vêtement ne porte plus un sens !
Le luxe comme résistance
Face à ce monde saturé de vitesse, le luxe a un rôle plus politique que jamais. Non pas celui de rivaliser avec la fast fashion sur son propre terrain, mais d’en être le contrepoint éducatif et symbolique.
Ce rôle politique n’est pas au sens d’un militantisme, mais par la position du luxe à la fois ascendante et descendante, sa philosophie du temps, à la fois qui impulse et qui s’ajuste, parce qu’il façonne nos manières de regarder, de désirer et de donner de la valeur. Historiquement, les grandes maisons françaises ont été des institutions culturelles autant qu’économiques : elles ont codifié le goût, enseigné la mesure, élevé le geste artisanal au rang de patrimoine. Le luxe a toujours été durable dans le sens « holistique » de durabilité ; la transmission, l’héritage… Aujourd’hui, cela implique également une responsabilité sociale et environnementale : préserver les métiers, protéger les ressources, garantir des conditions de production et commercialisation justes.
Le luxe ne peut plus seulement séduire : il doit éduquer au temps, à la valeur du geste, à la durabilité des choses et des liens. Le luxe peut et doit rétablir le rapport au temps ! Réapprendre à désirer lentement, à contempler, à attendre. Dans une époque qui confond nouveauté et valeur, le luxe devient école du regard, un lieu où l’on apprend la durée, la précision, la mémoire. Il ne s’agit plus d’éblouir, mais d’élever. Le luxe n’a pas vocation à nourrir la frénésie de la désirabilité, mais à rappeler que la beauté suppose du temps et de la distance.
L’art d’attendre
L’arrivée de Shein au BHV n’est pas qu’un fait commercial. C’est un reflet du temps présent. Car au fond, ce qui se joue dans les vitrines de la mode n’est que le reflet d’une société polarisée, partagée entre vitesse et vide, entre apparence et substance, une société qui, à force de courir après ce qu’elle croit désirer, ne fait plus vraiment ce qu’elle aime. Une d’une société qui confond l’instant avec l’essentiel.
Mais c’est aussi une occasion pour le luxe de se réinventer non plus comme industrie du prestige, mais comme pédagogie de la lenteur. Car si la fast fashion capte l’instant, le luxe, lui, crée la mémoire. Et dans cette mémoire du geste et du sens, c’est peut-être encore la France qui a quelque chose à enseigner au monde. Si le luxe est aujourd’hui une industrie mondialisée, sa source reste profondément culturelle. Le luxe français s’est construit sur l’idée que la beauté demande du temps, que la valeur naît de la patience et de la précision du geste. Il a longtemps fixé des codes : mesure, retenue, respect du corps et de la forme. Aujourd’hui encore, son rôle est double : inspirer en rappelant la valeur du temps, et écouter une société en quête de sens, pour réaffirmer que créer, ce n’est pas accélérer ; c’est accorder de la valeur.
Dans un monde où tout s’use vite, le luxe ne retrouvera son « aura » qu’en redevenant ce qui se transmet et durable. Walter Benjamin rappelait que l’aura disparaît lorsque l’objet est répliqué à l’infini. Il en va de même pour le luxe : plus il se standardise, plus il perd sa capacité à toucher. L’enjeu du Luxe n’est donc plus d’impressionner, mais de laisser une empreinte : celle d’un geste, d’une attention, d’un temps accordé. Si la fast fashion nous disperse, le luxe, lui, peut nous rassembler.
