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Dans l’Odyssée, poème fondateur de la culture occidentale, Homère définit la Méditerranée comme « hygra keleutha », c’est-à-dire « la voie liquide ». La mer ne séparerait pas les peuples ; au contraire, elle les mettrait en contact. Le périple d’Ulysse en offre la métaphore : roi d’Ithaque, une île grecque, Ulysse navigue jusqu’à Troie (sur la côte ouest de l’actuelle Turquie) pour ne revenir chez lui qu’après des haltes sur différentes îles (celles de la nymphe Calypso, de la magicienne Circé, du dieu des vents Éole, du Soleil, des Phéaciens) et avoir découvert différents peuples (les Cyclopes, les Lestrygons, les Lotophages). Par ce long voyage de retour, dont le terme est sans cesse repoussé, Ulysse mérite l’épithète de « héros d’endurance ». Mais il est surtout la figure exemplaire d’un homme se définissant à travers la mémoire, la fidélité à soi et à ses origines. Une mémoire qui réside entièrement dans la langue, Ulysse racontant à chaque nouvelle étape ses aventures, comme s’il lui fallait se rappeler, sous ses divers déguisements, qui il est.
Longtemps, les hommes ont voyagé comme Ulysse : lentement. Parmi ces voyageurs nombreux étaient les écrivains. D’Alexandre Dumas à Nicolas Bouvier, d’Henry de Monfreid à Joseph Kessel, de Lawrence Durrell à Jack Kerouac, tous ont réaffirmé le lien profond existant entre l’errance et la littérature. Pour eux comme pour Ulysse voyager a été une expérience intérieure.
Qu’en est-il aujourd’hui chez le passager d’un paquebot qui débarque à Mykonos ou Santorin en même temps que plusieurs milliers d’autres croisiéristes ? Que reste-t-il de ce rapport nostalgique au temps à l’ère de la consommation de masse ? (En 2017, 5,5 millions de nuitées ont été enregistrées dans les hôtels de Santorin, une île qui compte 10.000 habitants.) Est-ce vraiment la Méditerranée d’Homère que la compagnie Costa permet de découvrir au « meilleur prix disponible » de 149 euros ? Quelle part d’Ulysse demeure dans l’« homme-masse » si bien décrit par José Ortega y Gasset ? Selon l’essayiste espagnol, le propre de l’« homme-masse » est de n’éprouver aucune angoisse à se sentir profondément identique aux autres. Et sans doute est-ce nécessaire pour embarquer le sourire aux lèvres avec plusieurs milliers d’autres passagers pour une croisière dont l’itinéraire, conçu à l’avance, l’a été par d’autres… Étant entendu que l’autre, ici, n’est qu’un autre soi-même, car nulle rencontre terrifiante avec un Cyclope ou charmante avec une Phéacienne n’est au programme. Le croisiériste se contente de descendre du paquebot pour se dégourdir les jambes avant d’y remonter pour y manger et y dormir avec les autres clients. C’est à peine s’il se rend compte que sur ces îles où il accoste on parle une autre langue que la sienne. Ces escales n’ont pas d’autre intérêt à ses yeux que celui de lui offrir un arrière-plan pittoresque pour un selfie immédiatement posté sur Facebook.
Si durant les XIXe et XXe siècles le luxe a essentiellement consisté dans le progrès du confort, il n’est pas surprenant, à considérer le pathétique de ce tourisme de masse, que le XXIe siècle connaisse un mouvement inverse. Dans le domaine du voyage, le luxe renoue avec une certaine rusticité et une plus grande exigence culturelle. C’est du moins le pari que font des agences comme Terres d’Aventure ou Allibert Trekking, qui privilégient la randonnée, les petits groupes et les destinations originales. Comme on l’a vu, il s’agit moins d’une nouveauté que d’un retour aux sources. Dans L’Ancien Régime et la Révolution, Tocqueville a su saisir plus élégamment qu’aucun autre cette éthique un temps oubliée : « Les hommes du XVIIIe siècle ne connaissaient guère cette espèce de passion du bien-être qui est comme la mère de la servitude, passion molle, et pourtant tenace et inaltérable (…). Dans les hautes classes, on s’occupait bien plus à orner sa vie qu’à la rendre commode (…). Dans les moyennes mêmes, on ne se laissait jamais absorber tout entier dans la recherche du bien-être ; souvent on en abandonnait la poursuite pour courir après des jouissances plus délicates et plus hautes ». Le voyage pourrait ainsi satisfaire d’autres passions que le confort. Faisant pendant aux « hommes-masse » qui « non seulement n’exigent rien de spécial d’eux-mêmes, mais (…) se laissent entraîner comme une bouée à la dérive », c’est ce que croient « ceux qui exigent beaucoup d’eux-mêmes et accumulent volontairement devoirs sur difficultés » (José Ortega y Gasset, La Révolte des masses). Dans cette perspective – un peu paradoxale, il est vrai – personne n’aurait donc voyagé plus « luxueusement » que Richard Francis Burton, lui qui au terme de voyages périlleux et exténuants a été le premier Occidental à atteindre la Mecque, déguisé en pèlerin, a réalisé la première ascension du Mont Cameroun et a contribué à la découverte des sources du Nil !
Guillaume de Sardes