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Arrivé au Japon il y a 20 ans, le Français Laurent Ghnassia a fondé en 2007 La Boite, un studio de création basé à Tokyo. En collaboration avec des marques, il propose des expériences émotionnelles et culturelles qui allient de manière subtile Orient et Occident. Il nous dévoile son univers dans un entretien avec Yola Le Strat Piercy et Youna Esposito.
EMA
Sorbonne Université
Les Carnets du Luxe : Pourquoi avoir fondé ce studio, qu’est-ce qui vous a motivé ?
Laurent Ghnassia : Je suis arrivé au Japon à la demande de la styliste Agnès b, afin de développer une politique culturelle pour sa marque et de tisser des liens avec des personnes des mondes du cinéma, de la musique et de l’art contemporain. Trois ans plus tard, j’ai démissionné et ai décidé de créer ma propre entreprise. J’avais quarante ans, j’en avais assez de demander sans cesse si ce que je faisais était bien ou pas, si je devais le faire ou non ; je voulais être à mon compte. C’était le moment ou jamais pour moi de prendre mes responsabilités, de rater ou d’affirmer mes goûts.
LCDL : Il s’agissait donc d’affirmer votre indépendance ?
Laurent Ghnassia : Oui, il s’agissait de prendre mes responsabilités. J’en avais assez de devoir demander la permission, je voulais être force de propositions. Quand on démarre une entreprise, on ne sait pas d’avance le parcours du combattant et l’enfer que ça peut être. Mais ma motivation première était celle-là : « ça suffit de devoir demander la permission pour faire des choses. Je veux faire celles que j’ai envie de faire. Je souhaite prendre mes responsabilités esthétiques de curateur et, par ailleurs, je désire faire plaisir à un client plus qu’à un patron». En fait, je voulais également être propriétaire de mon travail, je ne souhaitais plus le louer. Lorsqu’on est salarié, on est locataire, ce qui veut dire qu’on ne capitalise pas sur son temps de travail. Je ne sais pas si j’en avais conscience à l’époque mais aujourd’hui j’en suis pleinement conscient. Chaque heure passée m’appartient et elles s’accumulent. Elles capitalisent et prennent de la valeur.
LCDL : Sentiez-vous que la démarche consistant à mettre en rapport des grands acteurs culturels et artistiques et des grandes marques de luxe était une chose qui manquait sur le marché au Japon ?
Laurent Ghnassia : Je ne pense pas que ce soit une histoire de territoire, c’est endogène au luxe. Le luxe, comme l’art, n’a pas de fonction et c’est la raison pour laquelle, je pense, ils se retrouvent si bien. L’un et l’autre vendent du rêve, de l’émotion, des valeurs, des choses qui sont complètement intangibles. Je suis économiste de formation et j’ai été très marqué par un cours de philosophie de l’économie consacré à Marx. Pendant un an, on a étudié le premier chapitre de son livre Le Capital. On a ainsi décortiqué la valeur de la marchandise, la valeur des « commodités », comme elles sont nommées dans ce livre. Marx divise la valeur de la marchandise en 3 éléments : il y a d’abord « la valeur utile » qui est qu’un verre d’eau peut contenir de l’eau et nous permettre de boire ; il y a ensuite « la valeur d’échange » qui est l’ensemble des coûts mis en œuvre pour fabriquer l’objet ; et enfin, il y a ce qu’il appelle « la valeur fétiche » qui est, selon son point de vue, la différence entre le prix que le consommateur est prêt à payer et l’addition de la valeur utile et de la valeur d’échange. On peut faire l’expérience avec les sacs en plastique vendus très cher par une grande marque. Leur valeur utile est bien qu’un sac est un sac, un contenant qu’on peut transporter avec soi. Leur valeur d’échange est assez minime puisque les coûts de la matière première comme ceux de la fabrication sont assez faibles. Par contre, la différence entre ce que les gens sont prêts à payer pour acheter un sac de marque et la somme de sa valeur d’échange et de sa valeur utile est colossale. Dans l’industrie de la mode, les marques de luxe sont les champions de la valeur fétiche mais on pourrait aussi dire qu’un Picasso est le champion de la valeur fétiche dans le registre de l’art. Une toile coûte peu cher, la peinture pas beaucoup plus, alors que le prix de certains de ses tableaux monte à plusieurs millions de dollars. Dans ce cas aussi la valeur fétiche est colossale. Elle est constituée par des milliers de choses, le marché, l’égo, l’esthétique, le goût, etc., qui ne sont pas des valeurs tangibles. C’est pour cette raison, à mon avis, que ces deux univers se rencontrent. C’est, de fait, complètement naturel, organique.
Pour en revenir au Japon, nous avons la chance ici de ne pas avoir de conception morale de l’argent comme c’est le cas en France. Que ce soit bien ou pas, ce n’est pas à moi d’en juger mais je sais que, quand je travaille avec des artistes français, les réticences sont beaucoup plus importantes parce que se vendre au capital est une chose négative dans la pensée collective. Ici, au Japon, nous n’avons pas du tout ce problème parce qu’il n’y a aucune implication de l’État dans la production artistique ; donc, l’argent privé est naturellement le moteur de l’économie de la culture.
LCDL : Est-ce vous qui proposez vos services aux marques avec lesquelles vous travaillez ou viennent-elles vous démarcher ?
Laurent Ghnassia : Je ne démarche plus du tout. J’ai fait un choix de taille de studio et je ne veux pas qu’il grossisse. Nous sommes 6 au sein de mon équipe et on le restera quel que soit le chiffre d’affaires qu’on puisse faire. Cette année, nous avons fait 8 millions de dollars à 4 personnes. La plupart des entrepreneurs se diraient : « j’ai le vent en poupe, j’embauche et l’année prochaine je ferai 16 millions ». Je suis plutôt à me dire : « l’année prochaine, nous viserons 2 ou 3 millions parce que sur les 8 on a fait un profit colossal et je préfère continuer à faire des gros profits et surtout, je ne souhaite pas multiplier le nombre de projets car je veux continuer à travailler comme un artisan. C’est un choix stratégique de ma part de continuer à être un « tailor ». Dans mon équipe, nous faisons tout à la main, avec une grande précision. La conséquence de cette façon de travailler est qu’on ne peut pas multiplier les projets sans multiplier les équipes, mais si on les multiplie on dilue le parfum. C’est moi qui insuffle ce parfum et, si je devais m’éparpiller sur plusieurs projets à la fois, je deviendrais un chef d’entreprise, je ne serais plus un créateur. Je suis égoïste et j’ai très envie de me faire plaisir ; je préfère m’amuser que de gagner de l’argent alors je continue à m’amuser et je vis bien. C’est un vrai choix stratégique que quasi personne ne fait.
LCDL : Cette échelle est sans doute un atout pour les marques et les acteurs culturels avec lesquels vous collaborez. Vous êtes impliqué dans chacun des projets que vous mettez en place. Pensez-vous que c’est ça qui plaît aussi ?
Laurent Ghnassia : Ça plaît et en même temps je suis un enfer pour certains clients. J’ai toujours le dernier mot et je suis capable de quitter une réunion même si le projet en jeu atteint des sommes importantes. Si ce que je propose ne plaît pas aux clients, ils peuvent aller voir quelqu’un d’autre. Je n’ai pas besoin d’eux et eux non plus. Si les clients sont intéressés par nos services, nous sommes là pour leur apporter notre expertise mais, s’ils font appel à nous pour exécuter leurs idées, ils frappent à la mauvaise porte. Ils peuvent se tourner vers une agence plus docile, moins « force de propositions » car nous n’avons aucune valeur ajoutée dans ce cas. C’est aussi la raison pour laquelle mon entreprise ne grossit pas plus. J’ai travaillé avec de nombreuses personnes et, parmi elles, certaines ne sont jamais revenues parce que l’expérience avait été trop dure. Je ne travaille que pour moi et pour les gens qui vont voir le travail. Les clients comptent peu en fait, seul le spectateur m’importe, envers et contre tout.
LCDL : Les marques viennent-elles vers vous tout de même avec une sorte de cahier des charges ?
Laurent Ghnassia : Elles viennent avec un brief que l’on respecte ou pas. Maintenant, nous avons des clients fidèles qui ont compris que ça ne servait pas à grand-chose de venir avec un brief. J’ai d’ailleurs arrêté de travailler avec les plus grosses structures pour cette raison. J’ai beaucoup œuvré pour de très grandes maisons internationales, mais je me suis aperçu que je n’avais aucune valeur ajoutée parce que ces marques sont sûres de leur esthétique. Elles sont d’ailleurs très bien car elles ont de bonnes équipes mais je n’ai rien à apporter de plus. Je préfère donc collaborer avec des personnes ou des maisons moins équipées pour parler de leur identité, moins équipées pour faire face à des questions telles que « qu’est-ce qu’on doit dire ? », « comment doit-on le dire ? » et « à qui ? ».
LCDL : Travaillez-vous uniquement avec des marques occidentales ?
Laurent Ghnassia : Pour vous répondre je dirais « Qu’est-ce que le luxe ? C’est l’égo. Et qui a le plus d’égo ? Les Français et les Italiens. » Ce raccourci ressemble à une plaisanterie mais, dans la réalité, ce sont bien eux qui cherchent le plus à prouver qu’ils sont les meilleurs. Or le luxe est une manière de dire : « je suis unique », « je suis le meilleur », « je suis spécial ». Les Japonais ne produisent pas de luxe car ces affirmations sont antinomiques à leur ADN. Leurs valeurs sont l’humilité, le travail bien fait pour tous. Ils ne sont jamais dans le « moi, je ». De ce fait, les Japonais sont forts dans la réalisation d’entreprises telles que Uniqlo, Toyota, Sony, toutes ces marques de masse où le travail est excellent et le rapport qualité-prix imbattable. Pour en revenir à ce que nous disions tout à l’heure, ils ne vendent pas de valeur fétiche, ils vendent un savoir-faire, ils vendent seulement la valeur d’échange et la valeur utile. La valeur fétiche est minimale dans leur conception du prix parce que c’est une société égalitaire qui veut donner le meilleur à tout le monde. Ils n’éprouvent pas le besoin de s’affirmer en tant qu’individu.
LCDL : Est-ce que le fait que vous choisissiez beaucoup d’artistes d’origine japonaise est une chose qui plaît aux marques occidentales avec lesquelles vous travaillez, sachant que les productions s’adressent majoritairement à un public japonais?
Laurent Ghnassia : Il y a en effet une tendance actuelle des marques françaises à s’associer non pas tant à l’art qu’à l’artisanat ; or l’artisanat japonais est parmi ce qui se fait de mieux sur la planète. Cette tendance est particulièrement présente chez les joailliers qui veulent mettre en avant leur savoir-faire parce qu’il y a ici une technicité en haute joaillerie qui est phénoménale. Ils se servent de l’artisanat japonais pour mettre en lumière leur propre savoir-faire.
Mais je tiens à préciser que je travaille aussi beaucoup avec des artistes français ou internationaux. Je viens de terminer un projet avec Xavier Veilhan pour lequel nous avons réalisé un rideau de scène, en collaboration avec Chanel, pour le théâtre du Kabuki, ici, au Japon. Pour ce partenariat, j’ai adopté la démarche inverse ; j’ai injecté du savoir-faire contemporain, celui des maisons d’art de la maison Chanel et celui de la création contemporaine française, dans le monde traditionnel japonais. C’est la première fois que ça se faisait.
LCDL : Vous êtes marié à une actrice japonaise, issue justement d’une grande lignée d’acteurs renommés de kabuki. Est-ce que cela vous a influencé dans l’approche de la culture japonaise et son incorporation dans les événements que vous organisez ?
Laurent Ghnassia : En effet, ma femme est actrice de cinéma et de théâtre, son père est un trésor national vivant, son frère va reprendre le flambeau et notre fils a semé la pagaille en étant le premier binational, le premier blanc, à monter sur cette scène traditionnelle japonaise. C’est d’ailleurs à cette occasion que Xavier a réalisé le rideau de scène dont je viens de parler. Oui, être proche d’une famille d’artistes telle que celle-ci m’a influencé, doublement même. D’une part, j’ai accès à des choses auxquelles très peu de personnes ont accès, Japonais comme non Japonais. J’évolue dans un monde secret, fantasmé par 130 millions de Japonais. D’autre part, cela me donne une légitimité quand je travaille avec des artisans d’ici. Lorsqu’ils comprennent qui je suis, ils sont en confiance. Je ne suis plus perçu comme un Occidental qui ne connaît rien à leur culture et fait simplement de l’orientalisme, je suis reconnu comme un interlocuteur qui sait de quoi il parle.
LCDL : Bien que vous vous fondiez beaucoup sur la culture japonaise, utilisez-vous quand même votre bagage occidental dans votre manière d’approcher et de concevoir vos événements ?
Laurent Ghnassia : Oui et je pense que le succès de mon entreprise tient à mon approche conceptuelle assez occidentale. J’essaie toujours de regarder les choses d’en haut, ce qui n’est pas habituel ici où il n’y a pas d’approche conceptuelle. Il y a une approche esthétique qui personnellement m’intéresse assez peu. Pour moi, l’esthétique est la conséquence du concept. Je dois préciser que je fais des créations originales pour les marques françaises qui sont ici. Généralement, pour la plupart des marques, le concept est fait par une agence à Paris ou à Londres avant d’être décliné partout dans le monde. Les personnes qui s’adressent à nous ici n’ont pas reçu de « guidelines » de la part de leur siège, ou, si elles en ont reçu, elles n’en sont pas satisfaites. Jusqu’à il y a quelques années, cette demande de création originale était un frein mais, aujourd’hui, je travaille directement avec les sièges car, depuis le covid, il y a ici une bulle économique incroyable. La Chine et les États-Unis étant en berne, les budgets mondiaux se tournent vers le Japon. Il y a donc des créations originales qui sont réalisées ici et qui peuvent être déclinées ailleurs. L’épicentre est en train de bouger.
LCDL : Le consommateur japonais valorise-t-il plus une marque qui semble familière de sa propre culture ?
Laurent Ghnassia : Sans doute. De plus en plus de marques soignent cet aspect. C’est donc que ça doit être économiquement rentable. Ça me semble logique. Il y a, au Japon, un attrait pour le luxe vraiment maladif mais, effectivement, les ponts créés entre les entreprises de ce secteur et l’artisanat japonais engendrent nécessairement une proximité et donc une plus grande capacité d’identification à la marque. L’effet « c’est le blanc qui nous apporte son truc » est atténué au profit d’un pont intime qui se crée avec la population japonaise.
LCDL : Privilégiez-vous des acteurs culturels déjà reconnus de leur milieu ou faites-vous également appel à des talents émergents ?
Laurent Ghnassia : La reconnaissance n’est pas un critère qui me préoccupe beaucoup. Je suis plus intéressé par la justesse du propos. En revanche, si je peux choisir entre deux artistes dont les propos sont pareillement justes, je vais privilégier celui qui a une plus grande résonance auprès de la presse ou auprès du public. La marque pourra alors s’appuyer non plus uniquement sur le travail mais aussi sur le nom de la personne avec laquelle nous collaborons. Mais, si je me situe sur le plan de l’artisanat, je me sens plus proche d’un artiste peu connu de la 14e génération que d’un artiste très connu de la première.
LCDL : Quelle est la réaction des artistes / artisans japonais lorsque vous les approchez pour travailler avec vous et faire la promotion d’une marque occidentale ?
Laurent Ghnassia : De manière générale, la seule raison pour laquelle un artiste refuse de travailler avec nous relève du fait que celui-ci a déjà signé un contrat avec un concurrent. J’ai récemment été confronté à ce problème avec un de mes clients. Nous avons essuyé un nombre de refus considérable car les artistes que nous avions approchés avaient déjà signé avec d’autres entreprises, ce qui les empêchait de collaborer avec deux marques la même année. Mais, habituellement, comme ma façon de travailler consiste à bousculer tout le monde et les usages, les artistes auxquels je m’adresse ont rarement reçu la même demande. Je construis des ponts, je tisse des liens entre les choses. C’est ma définition de la créativité : la capacité d’ unir deux points qui, a priori, n’ont rien à faire ensemble. Pour moi, être créatif c’est relier des choses dont l’association ne tombe pas sous le sens de prime abord mais qui, une fois faite, relève de l’évidence. J’essaie toujours de chercher cet angle quand je travaille, ce qui ne manque pas, à chaque fois, de déboussoler et d’interpeller les artistes. J’essaie également de les obliger à sortir de leur zone de confort pour ne pas répéter ce qui a déjà été fait. Par exemple, une fois j’ai travaillé avec un Japonais, chef de cuisine française et étoilé Michelin. Puisque j’organisais un dîner dans un temple, je lui ai demandé de faire de la cuisine bouddhiste, c’est-à-dire de préparer des plats sans sel, sans poivre, sans échalote, sans goût: “cuisine zen”. Il devait également prendre en compte qu’il y aurait des Américains à la table et qu’il ne fallait pas qu’ils aient envie d’aller manger un burger après le dîner. C’était un vrai challenge pour lui: il devait se réapproprier sa propre culture tout en gardant sa maîtrise des savoir-faire d’une cuisine à destination d’Occidentaux, avec une connaissance des textures, des goûts, des couleurs, des apparences susceptibles de plaire aux convives et, simultanément, qu’il cherche dans sa culture comment les mettre en scène. En apprenant ma demande, il est devenu un peu blême mais, en même temps, il était très excité par ce challenge. Mais, s’il a accepté de sortir de sa zone de confort, c’est parce que ma demande était juste. On intervenait dans un temple historique millénaire, en face de Bouddha ; il était hors de question pour moi d’apporter de la viande. En effet, on se devait de respecter et de rester en harmonie avec le lieu d’accueil. C’était aussi une façon de faire un storytelling pour les personnes invitées : un dîner sur mesure qui prenait à la fois appui sur l’identité de la maison, des objets et des bijoux qui étaient montrés, et sur l’identité du lieu qui accueillait l’évènement. J’essaie toujours de puiser dans ce qui m’entoure et, lorsque c’est impossible de s’inspirer du lieu, je m’appuie seulement sur le client et son produit.