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Comment évolue la transition écologique dans l’industrie de la mode, surtout dans un contexte de complexité géopolitique croissante ? Ces dernières années, le développement durable est devenu un enjeu majeur pour le secteur, touchant divers aspects tels que la production, la chaîne d’approvisionnement, les investissements, la communication et les réglementations. Cependant, les avancées dans ce domaine demeurent compliquées, comme l’a souligné le Venice Sustainable Fashion Forum en Italie. Cet événement a mis en évidence des bonnes pratiques et des suggestions tout en pointant les retards dans la transition, les disparités entre le Nord et le Sud, les impacts environnementaux et sociaux, ainsi que le décalage entre la sensibilisation des consommateurs et leurs actions. Ces défis incluent des compromis et des obstacles politiques et industriels.
Un nouveau sommet immanquable en Italie
Initié l’année précédente à Venise, au cœur de la péninsule italienne, principale région de production de produits de luxe en Europe, ce sommet des 26 et 27 octobre ambitionne de devenir un nouveau rendez-vous incontournable pour le développement durable, domaine jusque-là dominé par Copenhague.
Organisé par Sistema Moda Italia (SMI), la confédération patronale rassemblant toutes les entreprises du textile et de l’habillement en Italie, en partenariat avec la société de conseil The European House – Ambrosetti et l’association patronale locale Confindustria Veneto Est, cette deuxième édition intitulée « boosting transition » (stimuler la transition) vise à souligner l’urgence d’actions pour un secteur accusant un retard important par rapport à d’autres industries ayant entamé leur transition il y a déjà deux décennies, selon Flavio Sciuccati, directeur mondial de la division mode chez Ambrosetti.
Le cabinet a publié une étude détaillée qui s’est penchée sur 2 800 fabricants de la chaîne d’approvisionnement et les 100 principales entreprises de mode en Europe, évaluant leurs performances en matière d’environnement, de social et de gouvernance (ESG).
Quelques chiffres en Europe sur la transition écologique et la mode
Selon cette étude, en Europe, seulement quatre vêtements sur 35 jetés chaque année par habitant sont recyclés.
Les chiffres de l’année 2020 mettent en lumière la production textile des 27 États membres de l’UE : 6,9 millions de tonnes de produits finis, émettant 121 millions de tonnes d’équivalents CO2, occupant 180 000 kilomètres carrés de terrain, utilisant 175 millions de tonnes de matières premières vierges et consommant 24 000 millions de mètres cubes d’eau. L’empreinte environnementale de l’industrie de la mode en Europe reste donc significative.
Malgré le potentiel de l’innovation technologique pour réduire cet impact, l’étude prédit que la demande en produits textiles et accessoires pourrait doubler d’ici 2050 en Europe, conduisant à une augmentation du gaspillage textile. Actuellement, les consommateurs de l’Union européenne produisent entre 5,2 et 7,5 millions de tonnes de déchets textiles par an, équivalant à environ 26 milliards de vêtements. Une croissance de 20 % est prévue d’ici 2030, avec un tiers de ces produits jetés se retrouvant dans des décharges en dehors des régions de l’OCDE, selon Carlo Cici, responsable des pratiques durables chez Ambro, l’un des auteurs de l’étude.
En Europe, chaque habitant se débarrasse en moyenne de 35 vêtements par an, mais seulement trois d’entre eux sont recyclés, et un seul trouve une seconde vie sur le marché local. Cette réalité contraste avec les discours positifs des marques et des distributeurs sur leur engagement envers l’économie circulaire.
Soulignons que 70% des fibres utilisées pour fabriquer ces textiles sont synthétiques, ce qui rend pratiquement impossible leur réutilisation. Un chercheur souligne que malgré les discussions sur la traçabilité, la cohérence fait défaut. Bien que près de 58% des consommateurs accordent une grande importance à la durabilité lorsqu’ils achètent des vêtements, un achat en ligne sur trois se solde par un retour de produit, entraînant ainsi un impact environnemental significatif.
En parallèle, l’impact social de l’industrie de la mode semble avoir stagné au cours de la dernière décennie, comme en témoignent les récentes manifestations des ouvriers textiles au Bangladesh. Même après l’augmentation des contrôles consécutive à la tragédie du Rana Plaza en 2013, qui a révélé l’exploitation et les conditions de travail terribles des ouvriers à Dacca, la situation sociale semble s’être détériorée. Selon l’étude d’Ambrosetti, moins de 2% des ouvriers du secteur dans le monde, soit 1,5 million sur environ 75 millions, bénéficient d’un salaire décent et de conditions de travail correctes.
Et dans les faits ?
Le Venice Sustainable Fashion Forum a révélé un fossé évident entre les déclarations d’intentions éthiques des entreprises occidentales et la réalité sur le terrain, surtout dans les pays du Sud.
Matteo Ward, expert en développement durable et cofondateur de Wråd, une marque axée sur l’éco-responsabilité, a partagé une anecdote frappante. Lors d’une visite près de Dacca, son guide vantait la certification et l’équipement des usines textiles avec des filtres, mais l’eau utilisée pour arroser les terres agricoles était trouble et dégageait une odeur désagréable. Face à cette observation, le guide a répondu : « Si un tee-shirt doit coûter 5 dollars chez vous, nous ne pouvons pas maintenir ces filtres en permanence. Nous ne les activons que lors des contrôles. »
Cette logique économique entraîne des « compromis écologiques », souligne l’entrepreneur, mettant en lumière l’écart entre les objectifs financiers des entreprises occidentales et les réalités de la survie économique dans ces régions.
« Depuis la crise financière de 2008, l’industrie textile subit des pressions et reste fragilisée par les tensions géopolitiques. Aujourd’hui, le secteur de la mode concentre les nombreux problèmes liés à un modèle de production inquiétant. Démanteler ce système est d’une complexité extrême. Même si certaines entreprises ont rapatrié leur production en Europe, beaucoup continuent de générer d’importants impacts négatifs dans plusieurs pays », analyse Stefano Micelli, professeur en économie et gestion d’entreprise à l’université Ca’ Foscari de Venise. Il souligne la nécessité pour l’industrie de la mode de considérer l’ensemble du cycle de vie des produits, au-delà de la simple phase de consommation, afin de créer un écosystème plus équilibré.
« Les enjeux actuels découlent des décisions prises il y a vingt ans. À l’époque, on parlait de démocratisation de la mode pour répondre à la demande croissante des consommateurs. Mais chaque choix a des répercussions », affirme Ercole Botto Poala, président de Confindustria Moda et administrateur délégué de Reda, une filature de laine familiale. Le développement durable exige des investissements considérables. Si les coûts ne sont pas répartis sur l’ensemble de la chaîne de production vestimentaire, cela deviendra insoutenable pour les acteurs en amont, en première ligne dans la transition écologique », souligne-t-il.
Transition écologique et mode : Quels sont les obstacles ?
La problématique des coûts associés à cette transformation est au cœur des débats. Selon l’étude Ambrosetti, la fabrication d’un tee-shirt en coton durable coûte deux fois plus cher que la méthode traditionnelle. Cependant, cela engendre quatre fois plus de bénéfices en termes de marge, car il peut être vendu quatre fois plus cher, voire davantage.
Pourtant, la transition écologique ralentit en raison de la baisse du pouvoir d’achat et des multiples défis récents tels que la hausse des prix de l’énergie et des matières premières, l’instabilité géopolitique, les problèmes logistiques, la pandémie, les conflits en Ukraine et au Moyen-Orient. Les entreprises de mode font face à un dilemme : transférer les coûts au marché en augmentant leurs prix ou les absorber en réduisant partiellement leurs marges.
La lenteur des décisions législatives et les divergences politiques constituent un autre obstacle à cette transition. Alors que les États-Unis ont adopté en 2022 l’Inflation Reduction Act (IRA), l’Europe a présenté en janvier son nouveau plan industriel Green Deal. Cependant, près de 28 % de ces mesures de la stratégie européenne pour des textiles durables et circulaires n’ont pas encore fait l’objet d’un accord, indique le rapport Ambrosetti.
La majeure partie des discussions ont porté sur le tout nouveau règlement d’écoconception pour les produits durables (ESPR), en cours de discussion au Parlement européen et prévu pour être adopté en 2024, avec une possible entrée en vigueur en 2025. Ce règlement introduit un passeport numérique pour divers produits, y compris les vêtements. Son aspect le plus marquant ? L’interdiction de détruire les invendus neufs et leur interdiction de recyclage. Ces mesures visent spécifiquement à modérer la production de la fast-fashion.
Efforts et progrès
« Malgré les efforts notables de la présidence actuelle de l’UE pour le développement durable, une tendance se dessine, même au-delà de la période pré-électorale. Récemment, certains députés européens ont tenté de réduire les obligations des entreprises en matière de reporting extra-financier, mais cela a été de justesse », souligne Carlo Cici. « L’urgence climatique n’est plus une abstraction. Les entreprises font face à des obligations et des coûts économiques palpables. Certains pays de l’UE s’accrochent, transformant ce débat en une question idéologique et émotionnelle, malgré une réelle nécessité », regrette-t-il.
Des progrès notables ont été observés, comme l’atteste la recherche. En un an, le nombre d’entreprises certifiées par le CDP (Carbon Disclosure Project), une organisation environnementale mondiale à but non lucratif, a doublé. Sur les 30 principales chaînes de mode, 12 sont très actives dans la durabilité. Ambrosetti a également scruté les critères ESG (environnementaux, sociaux et de gouvernance) des 100 plus grandes entreprises de mode en Europe.
Les résultats montrent que seulement 29 % de ces entreprises ne pratiquent pas le reporting extra-financier. En 2022, 71 entreprises sur 100 avaient adopté des critères ESG et celles qui ont rendu leurs résultats publics ont connu une augmentation moyenne de 17 % dans leur supervision de ces critères. En Italie, au sein de la chaîne d’approvisionnement, cette progression a été de 16 %. À noter également : en 2023, 78 % des entreprises réalisant un chiffre d’affaires compris entre 50 et 80 millions d’euros ont été interrogées par les banques sur leurs performances en matière de durabilité, contre seulement 22 % en 2022.
La mesure des performances est un élément crucial pour évoluer, car elle met en lumière les points faibles et les lacunes, offrant ainsi la possibilité de les rectifier. Néanmoins, lors du colloque, de nombreux participants ont exprimé leur préoccupation quant à la multitude et à la disparité des critères évalués, rendant difficile toute comparaison.
Ambrosetti a avancé huit propositions visant à accélérer la transition. L’une d’elles préconise de « mesurer l’impact des politiques à travers un ensemble de données communes minimales ». Carlo Cici souligne l’importance de disposer d’indicateurs communs : « Nous avons jusqu’ici évolué dans l’obscurité. Il est crucial d’avoir des repères communs pour éviter d’investir massivement sans être sûr d’avancer dans la bonne direction. »
Des partenariats fructueux
Une autre proposition encourage à « stimuler le changement par le biais de partenariats » impliquant les différents acteurs de l’industrie de la mode, de l’amont à l’aval, ainsi que le secteur financier et d’autres acteurs de la chaîne de valeur. Le projet « Re-Nylon » de Prada illustre cette démarche en recyclant des déchets plastiques pour fabriquer des articles en nylon, représentant une part importante des revenus de la marque et incarnant un véritable engagement en faveur de la durabilité.
Ce projet, lancé en 2012 avec Aquafil, producteur de fils en nylon développant l’Econyl, et le tisseur Limonta pour les tissus Econyl, a nécessité d’importants efforts dans la chaîne d’approvisionnement et la recherche. Chiara Morelli, directrice des opérations durables et de la conformité des produits chez Prada, explique : « En 2019, nous avons introduit une première collection de six accessoires en nylon recyclé, et depuis 2021, toute notre production en nylon est issue de ce matériau recyclé. Cela a été une expérience concrète pour comprendre comment opérer une transition écologique. Nous envisageons désormais d’étendre cet effort à d’autres matériaux, une étape qui ne relève pas uniquement du domaine technologique, mais également social, compte tenu des différences entre les filières textiles. »
La collaboration entre une maison de mode et deux fournisseurs a été un triomphe sur tous les plans. Antonio Brusadelli, directeur général de Limonta, explique : « Travailler ensemble a permis de franchir les obstacles. Ce projet a élargi notre expertise à d’autres secteurs, comme celui de l’automobile, renforçant notre position de leader et notre visibilité. Nos ventes ont grimpé, compensant largement nos investissements. »
Un dernier mot
Pour convaincre les consommateurs et gagner cette bataille, une refonte de la narration est nécessaire, mettant en lumière la valeur d’un produit durable, à l’instar du succès du mouvement Slow Food, propose le professeur Stefano Micelli. Luca Solca, analyste financier chez Bernstein, souligne : « Se contenter d’une image superficielle de responsabilité ne suffit pas. La durabilité doit être profondément ancrée dans l’identité même de la marque. » Il cite l’exemple de Brunello Cucinelli pour illustrer : « Les entreprises les plus performantes intègrent des valeurs responsables au cœur même de leur ADN. Une cohérence réelle est cruciale pour donner une dimension plus riche et plus significative à leur communication marketing. »