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Hôtel emblématique de la rive-gauche de Paris, le Lutetia, récemment rénové, assume son histoire tout en continuant de séduire une clientèle privilégiée, adepte d’un luxe sobre et élégant.
De l’ombre à la lumière : ce pourrait bien être là la devise du Lutetia, si celui-ci n’avait déjà porté son choix sur « Fluctuat nec mergitur » (« il est battu par les flots mais ne sombre pas ») – une devise également adoptée par la ville de Paris, avec laquelle l’histoire de l’hôtel se marie si intimement. La part d’ombre du Lutetia, c’est celle de la France occupée, l’établissement étant, pendant la Seconde Guerre mondiale, réquisitionné par l’Abwehr, le service allemand de renseignement et de contre-espionnage, avant d’accueillir à la Libération les rescapés des camps de concentration nazis. Sa part de lumière, c’est celle qui illumine désormais les espaces intérieurs de l’édifice, restauré à grands frais par son nouveau propriétaire à partir de 2015.
L’emblème d’un luxe non ostentatoire
La lumière du Lutetia, c’est aussi et avant tout celle de sa propre légende. Une légende qui nait en 1910, quand la femme d’affaires Marguerite Boucicaut, à la tête du grand magasin emblématique de la rive-gauche de Paris, Au Bon Marché, émet le souhait de loger ses importants clients et fournisseurs dans un établissement de prestige, situé de l’autre côté du square, sur le boulevard Raspail. Son immense fortune fait le reste. Sous la houlette d’architectes renommés, Lutetia (sans article) sort de terre et propose, d’emblée, le summum du luxe et du raffinement à ses clients fortunés : eau chaude à tous les étages, téléphone permettant de joindre la réception, persiennes roulantes actionnées depuis l’intérieur… Le bâtiment de sept étages, mêlant les inspirations art déco et art nouveau, accueille également les créations d’artistes alors en vue, comme des lustres en cristal de Lalique ou des vitraux signés Auguste Labouret.
Le succès ne se fait pas attendre : très vite, le Tout-Paris se presse au Lutetia, où se retrouvent au cours de soirées mondaines parlementaires de l’Assemblée nationale et du Sénat, grandes fortunes et personnalités des arts et du spectacle : Picasso, Matisse ou encore Joséphine Baker – qui a donné son nom à l’une des meilleures suites de l’établissement – y ont tous séjourné, de même qu’Albert Cohen, qui y aurait dicté Belle du Seigneur à sa secrétaire ou encore, plus récemment, l’homme d’affaires Pierre Bergé et l’humoriste Coluche. Lorsqu’en 1945 Charles de Gaulle choisit le Lutetia comme centre d’accueil pour les rescapés des camps nazis – un hôtel « vaste et confortable, (où) le luxe n’est pas tapageur mais sobre », selon lui –, le jeune Michel Rocard, mobilisé avec les scouts pour aider les réfugiés, s’y découvre une vocation politique, et l’actrice et chanteuse Juliette Gréco y retrouve sa mère, engagée dans la Résistance.
Après les dramatiques évènements de la guerre, l’hôtel passe en 1955 sous l’escarcelle de la famille Taittinger, propriétaire de la maison de champagne éponyme. Une aventure qui se poursuit pendant cinq décennies, avant que l’édifice ne soit, à nouveau, cédé, à un fond d’investissement américain cette fois. Comme un pied de nez à son passé tourmenté, le Lutetia est, enfin, racheté en 2010 par le groupe israélien Alrov, propriétaire d’autres hôtels de prestige à Londres et Amsterdam, qui met 145 millions d’euros sur la table et se fixe comme objectif de « redonner vie à un lieu tout en respectant ses racines, son identité, sa personnalité ».
Bientôt la distinction « Palace » ?
C’est qu’entre temps la distinction « Palace » a été créée, contraignant les meilleurs hôtels parisiens à d’importants investissements afin de décrocher le sésame et d’attirer une clientèle internationale toujours plus exigeante. Après quatre ans de travaux estimés à 200 millions d’euros, le Lutetia rouvre enfin ses portes au public le 12 juillet 2018 : « le résultat va bien au-delà de nos espérances », se félicite alors Jean-Luc Cousty, le directeur général de l’établissement. Le rez-de-chaussée est aménagé en plusieurs espaces afin de « favoriser les lieux de rencontre », comme le bar Joséphine, le salon Saint-Germain ou l’orangerie. Côté gastronomie, la Brasserie est désormais conduite par le chef triplement étoilé Gérald Passedat. Sans oublier, au sous-sol, le spa et la piscine de 17 mètres, des aménagements exclusivement réservés aux membres.
« Nous souhaitions un hôtel contemporain, avec un mélange entre les éléments historiques comme les fresques ou les plafonds sculptés, et des éléments très modernes, comme le mobilier et les éclairages qui ont été dessinés spécifiquement pour le Lutetia », explique à Challenges Jean-Luc Cousty, qui a confié à l’architecte Jean-Michel Wilmotte le soin de faire entrer de la lumière naturelle à tous les étages. Pour « rendre les espaces plus confortables », poursuit le directeur, « nous avons été amenés à supprimer cinquante chambres », passant leur nombre à 184. De quoi augmenter sensiblement le prix moyen de la nuitée, qui est passé de 300 euros avant travaux à 800 euros. Mais aussi de quoi ravir la fameuse distinction « Palace » et inscrire l’hôtel comme une référence incontournable du luxe à la française. « Nous avions envie, conclut M. Cousty, que les Parisiens retrouvent le Lutetia comme une adresse de la rive-gauche, mais aussi attirer des clients étrangers et proposer une alternative aux grands hôtels de la capitale, puisque nous sommes l’un des seuls hôtels de luxe sur cette rive ».
Quand l’art contemporain investit le Lutetia
Heureusement, nul besoin de casser sa tirelire pour franchir les portes du « paquebot » de la rive-gauche. Depuis le 27 juin, l’artiste contemporain Fred Allard expose en effet au sein du Lutetia une sélection de ses œuvres, composées à partir de produits iconiques issus tant de la rue que de l’univers du luxe, comme Louis Vuitton, Fendi ou Versace. Des oeuvres questionnant « cette nouvelle transparence et cette perméabilité entre luxe et mainstream » et qui s’inscrivent résolument dans une « nouvelle tendance, pointue et esthétisante ». Un « insolent mélange de genres, transgressant les codes », réunissant deux univers que tout oppose a priori. Avec une idée maîtresse : « permettre à la culture de vivre, à ses idées nouvelles et ses esprits singuliers d’expérimenter ».