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Souvent, les visiteurs étrangers à Paris rêvent autant des boutiques de la place Vendôme que des musées les plus prestigieux : preuve que l’espace concret où se mettent en scène belles étoffes et pierres précieuses est loin d’avoir perdu son pouvoir de séduction. Élodie de Boissieu, directrice de l’École internationale de marketing du luxe de Paris, connaît de longue date ces lieux où l’on vend autant du rêve que des objets. Avec Guénolée Milleret, elle leur a consacré un essai, Les Vitrines du luxe (Eyrolles, 2016). Nous l’avons interrogée sur les évolutions récentes des boutiques de luxe.
Elodie
de Boissieu
Guillaume de Sardes : On parle beaucoup des maisons de luxe et des vêtements qu’elles confectionnent, des bijoux qu’elles créent, du mobilier qu’elles produisent, etc. On admire ou on s’indigne des campagnes publicitaires qu’elles mettent en place. Ce faisant, on oublie un élément important : la boutique. Pourriez-vous nous dire quelle place tient la boutique dans le commerce du luxe ?
Élodie de Boissieu : À l’heure où la marketplace chinoise Alibaba propose de vendre des parfums et des articles de mode en ligne, le magasin de luxe physique ou virtuel est au cœur des stratégies des marques de luxe. Dans les années 90, les investissements des maisons de luxe se portaient davantage sur la création des produits de luxe, aujourd’hui c’est l’optimisation de l’offre de service et les scénographies offertes en magasin qui sont devenus prioritaires. L’écrin de luxe doit faire la différence et donner envie aux clients de venir régulièrement (re)découvir le magasin.
G.S. : Le développement des ventes en ligne menace-t-il les boutiques ? Comment celles-ci ont été réinventées ces dernières années ?
É.B. : Si le e-commerce de luxe a commencé il y a quinze ans avec Hermès, il n’en reste pas moins minoritaire aujourd’hui (moins de 10% des ventes de luxe) par rapport aux ventes en boutique. Ce d’autant que de grandes marques de luxe comme Chanel et Cartier vendent en ligne depuis moins de deux ans. Évidemment, le e-commerce de luxe a un très bel avenir devant lui, mais il sera traité par les marques comme un complément, voire une valeur additionnelle, par rapport au commerce physique : le e-commerce est la poursuite de l’expérience client obtenue en magasin. L’idée des maisons de luxe est de proposer une expérience omnicanal « seamless » (sans couture) qui permet au client de s’immerger dans l’univers de la marque en passant d’un point de contact de la marque à l’autre sans s’en rendre compte (web, réseaux sociaux, boutique on ou off line). Cette stratégie expérientielle omnicanal se produit parce que la marque respecte les valeurs fondamentales attachées à l’expérience de luxe, notamment celles liées aux valeurs sociales avec la reconnaissance de la personne dans le lieu, qu’il soit digital ou non, et aux valeurs émotionnelles qui contribuent au sentiment d’évasion recherché par le client lors de sa visite.
G.S. : Andy Warhol avait prophétisé : « les boutiques deviendront des musées et les musées des boutiques ». Une boutique comme celle de Vuitton à Singapour ne semble-t-elle pas lui donner raison ?
É.B. : C’est surtout celle de la place Vendôme, ouverte l’an dernier à la même époque, qui a été une révolution dans le monde de la distribution de luxe. Ce nouveau temple du numéro un du luxe regroupe en effet comme un musée trente-trois œuvres d’art qui ornementent les quatre étages d’une surface globale de 1.700 m2. Conçu par l’architecte Peter Marino, ce flagship offre plus d’espace consacré à la flânerie du visiteur qu’à la présentation des produits (« à vendre ») de la marque. Pour autant, l’innovation réside essentiellement dans le fait qu’aucun client ne peut pénétrer dans ce nouveau lieu sans s’y voir accompagné par un transmetteur de l’expérience « esprit du voyage » de Louis Vuitton. Le vendeur explique ainsi au client chacun des détails attachés aux produits présentés et aux espaces parcourus dans le magasin (savoir-faire attaché au produit, artiste ayant collaboré avec la marque, esprit et histoire de la collection, etc.). Plus qu’un guide dans un musée, la marque implique le client pendant sa visite en l’incitant à toucher des produits pour ressentir par lui-même leur qualité (dimension émotionnelle du luxe) ou bien en le motivant à utiliser les appareils semi-mécaniques qui personnalisent les malles au dernier étage du magasin, par exemple.
G.S. : Quelle place joueront les boutiques dans la stratégie future des marques ?
É.B.: Plus que le rôle de la boutique dans le luxe, c’est le rôle des porteurs d’expérience de luxe, c’est-à-dire des vendeurs du luxe, qui est stratégique pour les marques. À l’EIML, première école spécialisée dans les métiers du luxe, avec qui nous avons formé pendant plus de dix ans des cadres marketing, digital et communication, cela est au cœur de nos réflexions. C’est d’ailleurs en raison de notre volonté d’être toujours au cœur de l’actualité et des attentes du luxe que notre Cité du luxe (événement annuel de l’école qui rassemble près de 500 acteurs, étudiants et chercheurs du luxe à l’EIML) portait en 2018 sur la transformation des lieux du luxe, et c’est aussi pour répondre à ces nouvelles attentes observées en magasin que nous avons développé dans nos programmes bachelor des formations en merchandising et en cérémonie de vente co-construits avec des acteurs comme LVMH. En effet, aujourd’hui, les clients du luxe viennent en magasin pour Marc, Frank, Eva et plus seulement pour Van Cleef et Arpels, Balenciaga ou Gucci.